Stanislav Tarasov: “L’histoire sépare Erdogan et Kylychdaroglu. La Turquie ressuscite la question arménienne”

Le chef du Parti républicain du peuple, la principale force d’opposition turque, Kemal
Kılıçdaroğlu a fustigé le président turc Recep Tayyip Erdogan. La raison en était les
déclarations d’Erdogan concernant le Traité de Lausanne signé en 1923. Rappelons que le
président a exigé presque de changer les modalités de ce traité, bien que ce soit cet acte qui
a déterminé les frontières modernes de la Turquie.
« Ils (les adversaires de la Turquie dans la Première Guerre mondiale – ST ) nous ont forcés à la signature du Traité de Sèvres en 1920 et nous ont convaincu de signer le Traité de Lausanne en 1923, – a déclaré M. Erdogan. Quelqu’un a essayé de nous tromper en présentant ce traité comme une
victoire. Mais tout le monde le comprend. Beaucoup de problèmes ont surgi à cause de ceux qui étaient assis à la table à Lausanne et sachant qu’ils ne pouvaient pas protéger nos droits. Nous sommes les descendants de cette nation dont les territoires ont atteint 22 millions de kilomètres. Avant la fondation de la République turque, nous avions 3 millions de kilomètres, et aujourd’hui nous n’avons que 780 000 kilomètres. Selon le Traité de Lausanne, nos 3 millions de kilomètres sont devenus 780 000. Ils ont sorti la terre de notre nez et en sont fiers. Après tout cela, ils déclarent que nous sommes sortis victorieux de ce traité. Comment le transfert de terres peut-il
être considéré comme un succès? “.
Kilicdaroglu, au contraire, estime que “Lausanne est le résultat de notre lutte sanglante”. Il a
adressé à Erdogan une question rhétorique: «Le traité de Sèvres vous manque-t-il? Le traité
de Sèvres a été signé le 10 août 1920 avec la Turquie par les pays de l’Entente et les États
qui les ont rejoints. Il officialisa la division de l’Empire ottoman, qui perdit ¾ du territoire. La
Thrace orientale avec Andrinople, toute la péninsule de Gallipoli, la côte européenne des
Dardanelles et Izmir passèrent en Grèce. Le gouvernement turc a été privé du contrôle sur
les territoires de la Syrie, du Liban, de la Mésopotamie, de la Palestine (la gestion des
mandats a été établie sur ces régions). La Turquie a été privée de ses possessions dans la
péninsule arabique. L’indépendance de l’Arménie et de ses frontières ont été reconnues (qui
auraient dû être établies selon l’arbitrage du président américain Wilson) par la Turquie.
Il y avait dans le traité de Sèvres d’autres conditions concernant d’autres territoires, le
système financier et politique, la protection des minorités ethniques de la Turquie. Notons
une note spéciale: le 22 novembre 1920, Wilson a présenté une proposition d’arbitrage aux
Alliés, selon laquelle la Turquie doit transférer à l’Arménie (Occidentale WAN) un territoire de
103.599 kilomètres carrés : les deux tiers des Vilayets de Van et Bitlis, presque tout le vilayet
d’Erzurum, la plus grande partie du vilayet de Trébizonde, y compris le port. Mais, comme on
le sait, le « gouvernement de Kemal Ataturk » à Ankara aurait catégoriquement rejeté les
dispositions du traité de Sèvres, et le sultan Mehmet VI n’aurait pas osé le ratifier (les
sources ne sont pas vérifiables). Le Traité de Lausanne de 1923 a été ratifié par tous ses
signataires, à l’exception des Etats-Unis. Quel est donc le sens de la polémique entre
Erdogan et Kilicdaroglu? Et pourquoi, lorsqu’ils parlent du traité de Lausanne, ils le lient à
Sèvres?
Kilicdaroglu a raison de dire que le Traité de Lausanne n’a pas officiellement dénoncé le
Traité de Sèvres. Il a également raison de dire que «Lausanne est le résultat de notre lutte
sanglante».
Le fait est que la conférence de Lausanne a discuté de la question arménienne, bien que la
délégation de la République d’Arménie (République d’Erevan WAN) (A. Aharonyan, A.
Khatisyan) n’ait pas été autorisée à participer officiellement à la Conférence de Lausanne,
car à cette époque le pouvoir soviétique était établi en Arménie. Néanmoins, un
mémorandum a été présenté au sommet avec trois options pour une solution possible
de la question arménienne: la création d’un “foyer national arménien” dans une partie
du territoire de Wilson en Arménie (Occidentale WAN); l’expansion de l’Arménie
soviétique en annexant une partie de l’Arménie Occidentale avec accès à la mer Noire; la
création d’un “foyer national arménien” en Cilicie.
La délégation turque, dirigée par Ismet Pacha, a eu beaucoup de mal à se défendre contre
ces projets. Dans le Traité de paix de Lausanne, les Arméniens et l’Arménie n’étaient pas
mentionnés du tout. Pour les Turcs, c’était une victoire.
Dans le même temps, Erdogan ne le critique pas complètement, déclarant « qu’ils essayent
de nous tromper, en présentant ce traité comme une victoire ». La correspondance
conservée par les représentants diplomatiques des bolcheviks de Moscou à Ankara au début
des années 1920 témoigne qu’à la veille de la conférence de Lausanne, Mustafa Kemal
a commencé à dériver vers l’Ouest.
Sans entrer dans les détails maintenant, nous notons ce qui suit. Moscou espère qu’après la
signature du traité de Kars de 1921, établissant la démarcation de la frontière entre
la Turquie et les républiques soviétiques du Caucase, les Turcs insisteront sur la
participation de la délégation soviétique à la Conférence de Lausanne.
Cependant, tel que rapporté par le Commissaire du peuple des Affaires étrangères de
Lausanne, George Chicherin « Les kémalistes dans leur politique à deux visages spéculent
sur notre isolement, ils mènent des négociations séparées avec la Grande-Bretagne et la
France ». Le même rapport note que «l’absence d’un front diplomatique unifié russo-turc à
Lausanne a permis à Moscou de participer uniquement aux travaux de la« Commission des
détroits ».
Et c’est alors que les bolcheviks ont préconisé la préservation de la Turquie presque à
l’intérieur des frontières de l’Empire ottoman, ils ont a même pensé que la délégation turque
aillait perturber le travail de la Conférence de Lausanne. L’histoire n’aime pas l’humeur du
subjonctif, mais il est clair que si la délégation turque quittait Lausanne, les événements en
Turquie et au Moyen-Orient auraient évolué dans un scénario différent. Cependant, Ismetapasha
avait d’autres instructions. D’après les documents publiés par le Foreign Office
britannique, il devient évident que la Turquie était prête à «rompre avec les Soviets» si
l’Angleterre acceptait de lui transférer le vilayet de Mossoul. Par conséquent, quand Erdogan
dit que beaucoup de «problèmes ont surgi à cause de ceux qui étaient assis à la table à
Lausanne et ne pouvaient pas protéger nos droits», il n’est pas très loin de la vérité.
L’attrait des politiciens pour les sujets historiques, particulièrement tragiques, est répandu et
typique non seulement pour les Turcs. Mais Erdogan, avec ses déclarations historiques,
prépare des décisions importantes en Turquie, il essaye de trouver en eux des motifs
d’explication, en faisant appel à une nouvelle conscience historique montante des citoyens
du pays, formée dans l’esprit du néo-ottomanisme.
Dans différentes situations, ce thème ne ressort pas des pages d’œuvres d’auteurs et de
politiciens turcs contemporains. On ne sait pas ce que prépare Erdogan, en attaquant
l’héritage historique d’Atatürk: une offensive dans l’esprit du néo-ottomanisme ou une
retraite, comme cela est recommandée par l’Union européenne?
C’est pourquoi sa discussion franche avec Kılıçdaroglu dans le contexte d’une situation
fortement aggravée au Moyen-Orient acquiert un caractère significatif et multiforme.

Stanislav Tarasov
IA REGNUM